•  PHILIPPE — Si tu caches sous ces sombres paroles quelque chose que je puisse entendre, parle; tu m’irrites singulièrement.

    LORENZO — Tel que tu me vois, Philippe, j’ai été honnête. j’ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à son dieu. J’ai Versé plus de larmes sur la pauvre Italie, que Niohé sur ses filles.

    PHILIPPE — Eh bien, Lorenzo ?

    LORENZO — Ma jeunesse a été pure comme l’or. Pendant vingt ans de silence, la foudre s’est amoncelée dans ma poitrine, et il faut que je sois réellement une étincelle du tonnerre, car tout à coup, une certaine nuit que j’étais assis dans les ruines du Colisée antique, je ne sais pourquoi je me levai, je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu’un des tyrans de la patrie mourrait de ma main. j’étais un étudiant paisible, je ne m’occupais alors que des arts et des sciences, et il m’est impossible de dire comment cet étrange serment s’est fait en moi. Peut-être est-ce là ce qu’on éprouve quand on devient amoureux.

    PHILIPPE — J’ai toujours eu confiance en toi, et cependant je crois rêver.

    LORENZO — Et moi aussi, j’étais heureux alors ; j’avais le cœur et les mains tranquilles ; mon nom m’appelait au trône, et je n’avais qu’à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines. Les hommes ne m’avaient fait ni bien ni mal ; mais j’étais bon, et, pour mon malheur éternel, j’ai voulu être grand. Il faut que je l’avoue ; si la Providence m’a poussé à la résolution de tuer un tyran, quel qu’il fût, l’orgueil m’y a poussé aussi. Que te dirais-je de plus? Tous les Césars du monde me faisaient penser à Brutus.

    PHILIPPE — L’orgueil de la vertu est un noble orgueil. Pourquoi t’en défendrais-tu ?

    LORENZO — Tu ne sauras jamais, à moins d’être fou, de quelle nature est la pensée qui m’a travaillé. Pour comprendre l’exaltation fiévreuse qui a enfanté en moi le Lorenzo qui te parle, il faudrait que mon cerveau et mes entrailles fussent à nu sous un scalpel. Une statue qui descendrait de son piédestal pour marcher parmi les hommes sur la place publique serait peut-être semblable à ce que j’ai été le jour où j’ai commencé à vivre avec cette idée : il faut que je sois un Brutus.

    PHILIPPE — Tu m’étonnes de plus en plus.

    LORENZO — J’ai voulu d’abord tuer Clément VII ; je n’ai pas pu le faire parce qu’on m’a banni de Rome avant le temps. j’ai recommencé mon ouvrage avec Alexandre. Je voulais agir seul, sans le secours aucun homme, je travaillais pour l’humanité ; mais mon orgueil restait solitaire au milieu de tous mes rêves philanthropiques. Il fallait donc entamer par la ruse un combat singulier avec mon ennemi. je ne voulais pas soulever les masses, ni conquérir la gloire bavarde d’un paralytique comme Cicéron ; je voulais arriver à l’homme, me prendre corps à Corps avec la tyrannie vivante, la tuer, et après cela porter mon épée sanglante sur la tribune, et laisser la fumée du sang d’Alexandre monter au nez des harangueurs, pour réchauffer leur cervelle ampoulée.

    PHILIPPE — Quelle tête de fer as-tu, ami ! quelle tête de fer !

    LORENZO — La tâche que je m’imposais était rude avec Alexandre. Florence était, comme aujourd’hui, noyée de vin et de sang. L’empereur et le pape avaient fait un duc d’un garçon boucher. Pour plaire à mon cousin, il fallait arriver à lui porté par les larmes des familles ( pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies. j’étais pur comme un lis, et cependant je n’ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à cause de cela, n’en parlons pas. Tu dois comprendre ce que j’ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève pas l’appareil impunément, je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’opprobre ; qu’importe ? Ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

    PHILIPPE — Tu baisses la tête ; tes yeux sont humides.

    LORENZO — Non, je ne rougis point; les masques de plâtre n’ont point de rougeur au service de la honte. j’ai fait ce que j’ai fait. Tu sauras seulement que j’ai réussi dans mon entreprise. Alexandre viendra bientôt dans un certain lieu d’où il ne sortira pas debout. je suis au terme de ma peine, et sois certain, Philippe, que le buffle sauvage, quand le bouvier l’abat sur l’herbe, n’est pas entouré de plus de filets, de plus de nœuds coulants que je n’en ai tissus autour de mon bâtard. Ce cœur, jusque auquel une armée ne serait pas parvenue en un an, il est maintenant à nu sous ma main ; je n’ai qu’à laisser tomber mon stylet pour qu’il y entre. Tout sera fait. Maintenant, sais-tu ce qui m’arrive, et ce dont je veux t’avertir ?

    PHILIPPE — Tu es notre Brutus, si tu dis vrai.

    LORENZO — Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe; je me suis souvenu du bâton d’or couvert d’écorce. Maintenant, je connais les hommes, et je te conseille de ne pas t’en mêler.


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  •  ACTE II, SCENE IV Au palais des Soderini.

    MARIE SODERINI, CATHERINE, LORENZO, assis.

     

     

    CATHERINEtenant un livre.
    Quelle histoire vous lirai-je, ma mère ?

    MARIE
    Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que je comprends rien à tes livres latins ?

    CATHERINE
    Celui-ci n'est point en latin, mais il en est traduit. C'est l'histoire romaine.

    LORENZO
    Je suis très fort sur l'histoire romaine. Il y avait une fois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le fils.

    CATHERINE
    Ah! c'est une histoire de sang.

    LORENZO
    Pas du tout; c'est un conte de fées. Brutus était un fou, un monomane, et rien de plus. Tarquin était un duc plein de sagesse, qui allait voir en pantoufles si les petites filles dormaient.

    CATHERINE
    Dites-vous aussi du mal de Lucrèce ?

    LORENZO
    Elle s'est donné le plaisir du péché et la gloire du trépas. Elle s'est laissé prendre toute vive comme une alouette au piège, et puis elle s'est fourré bien gentiment son petit couteau dans le ventre.

    MARIE
    Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser devant votre mère et votre soeur ?

    LORENZO
    Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde me fait horreur.

    MARIE
    Sais-tu le rêve que j'ai eu cette nuit, mon enfant ?

    LORENZO
    Quel rêve?

    MARIE
    Ce n'était point un rêve, car je ne dormais pas. J'étais seule dans cette grande salle, ma lampe était loin de moi, sur cette table auprès de la fenêtre. Je songeais aux jours où j'étais heureuse, aux jours de ton enfance, mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je me disais: il ne rentrera qu'au jour, lui qui passait autrefois les nuits à travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais la tête en les sentant couler. J'ai entendu tout d'un coup marcher lentement dans la galerie ; je me suis retournée, un homme vêtu de noir venait à moi, un livre sous le bras : c'était toi, Renzo: " Comme tu reviens de bonne heure ! " me suis-je écriée. Mais le spectre s'est assis auprès de la lampe sans me répondre ; il a ouvert son livre, et j'ai reconnu mon Lorenzino d'autrefois.

    LORENZO
    Vous l'avez vu ?

    MARIE
    Comme je te vois.

    LORENZO
    Quand s'en est-il allé ?

    MARIE
    Quand tu as tiré la cloche ce matin en rentrant.

    LORENZO
    Mon spectre, à moi ! Et il s'en est allé quand je suis rentré ?

    MARIE
    Il s'est levé d'un air mélancolique, et s'est effacé comme une vapeur du matin.

    LORENZO
    Catherine, Catherine, lis-moi l'histoire de Brutus.

    CATHERINE
    Qu'avez-vous ? vous tremblez de la tête aux pieds.

    LORENZO
    Ma mère, asseyez-vous ce soir à la place où vous étiez cette nuit, et si mon spectre revient, dites-lui qu'il verra bientôt quelque chose qui l'étonnera.



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  •  La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,

    Un rond de danse et de douceur,

    Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,

    Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu

    C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.

     

    Feuilles de jour et mousse de rosée,

    Roseaux du vent, sourires parfumés,

    Ailes couvrant le monde de lumière,

    Bateaux chargés du ciel et de la mer,

    Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

     

    Parfums éclos d'une couvée d'aurores

    Qui gît toujours sur la paille des astres,

    Comme le jour dépend de l'innocence

    Le monde entier dépend de tes yeux purs

    Et tout mon sang coule dans leurs regards.

     

    Paul Eluard (1895-1952), extrait de Capitale de la douleur.



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    Le rêve du jaguar

    Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,
    Dans l'air lourd, immobile et saturé de mouches,
    Pendent, et, s'enroulant en bas parmi les souches,
    Bercent le perroquet splendide et querelleur,
    L'araignée au dos jaune et les singes farouches.
    C'est là que le tueur de boeufs et de chevaux,
    Le long des vieux troncs morts à l'écorce moussue,
    Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
    Il va, frottant ses reins musculeux qu'il bossue ;
    Et, du mufle béant par la soif alourdi,
    Un souffle rauque et bref, d'une brusque secousse,
    Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
    Dont la fuite étincelle à travers l'herbe rousse.
    En un creux du bois sombre interdit au soleil
    Il s'affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
    D'un large coup de langue il se lustre la patte ;
    Il cligne ses yeux d'or hébétés de sommeil ;
    Et, dans l'illusion de ses forces inertes,
    Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
    Il rêve qu'au milieu des plantations vertes,
    Il enfonce d'un bond ses ongles ruisselants
    Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

    Leconte de Lisle - Poèmes barbares


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    XXII - Parfum exotique

    Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
    Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
    Je vois se dérouler des rivages heureux
    Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone;

    Une île paresseuse où la nature donne
    Des arbres singuliers et des fruits savoureux;
    Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
    Et des femmes dont l'oeil par sa franchise étonne.

    Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
    Je vois un port rempli de voiles et de mâts
    Encor tout fatigués par la vague marine,

    Pendant que le parfum des verts tamariniers,
    Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
    Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

    Les Fleurs du malCharles Baudelaire


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