•  La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,

    Un rond de danse et de douceur,

    Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,

    Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu

    C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.

     

    Feuilles de jour et mousse de rosée,

    Roseaux du vent, sourires parfumés,

    Ailes couvrant le monde de lumière,

    Bateaux chargés du ciel et de la mer,

    Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

     

    Parfums éclos d'une couvée d'aurores

    Qui gît toujours sur la paille des astres,

    Comme le jour dépend de l'innocence

    Le monde entier dépend de tes yeux purs

    Et tout mon sang coule dans leurs regards.

     

    Paul Eluard (1895-1952), extrait de Capitale de la douleur.



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    Le rêve du jaguar

    Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,
    Dans l'air lourd, immobile et saturé de mouches,
    Pendent, et, s'enroulant en bas parmi les souches,
    Bercent le perroquet splendide et querelleur,
    L'araignée au dos jaune et les singes farouches.
    C'est là que le tueur de boeufs et de chevaux,
    Le long des vieux troncs morts à l'écorce moussue,
    Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
    Il va, frottant ses reins musculeux qu'il bossue ;
    Et, du mufle béant par la soif alourdi,
    Un souffle rauque et bref, d'une brusque secousse,
    Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
    Dont la fuite étincelle à travers l'herbe rousse.
    En un creux du bois sombre interdit au soleil
    Il s'affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
    D'un large coup de langue il se lustre la patte ;
    Il cligne ses yeux d'or hébétés de sommeil ;
    Et, dans l'illusion de ses forces inertes,
    Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
    Il rêve qu'au milieu des plantations vertes,
    Il enfonce d'un bond ses ongles ruisselants
    Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

    Leconte de Lisle - Poèmes barbares


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    XXII - Parfum exotique

    Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
    Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
    Je vois se dérouler des rivages heureux
    Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone;

    Une île paresseuse où la nature donne
    Des arbres singuliers et des fruits savoureux;
    Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
    Et des femmes dont l'oeil par sa franchise étonne.

    Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
    Je vois un port rempli de voiles et de mâts
    Encor tout fatigués par la vague marine,

    Pendant que le parfum des verts tamariniers,
    Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
    Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

    Les Fleurs du malCharles Baudelaire


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    Demain, dès l'aube...

    Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
    Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
    J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
    Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

    Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
    Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
    Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
    Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

    Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
    Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
    Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
    Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.


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  •  J'ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs

    Je marche, sans trouver de bras qui me secourent,
    Puisque je ris à peine aux enfants qui m'entourent,
    Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;

    Puisqu'au printemps, quand Dieu met la nature en fête,
    J'assiste, esprit sans joie, à ce splendide amour ;
    Puisque je suis à l'heure où l'homme fuit le jour,
    Hélas ! et sent de tout la tristesse secrète ;

    Puisque l'espoir serein dans mon âme est vaincu ;
    Puisqu'en cette saison des parfums et des roses,
    O ma fille ! j'aspire à l'ombre où tu reposes,
    Puisque mon coeur est mort, j'ai bien assez vécu.

    Je n'ai pas refusé ma tache sur la terre.
    Mon sillon ? Le voila. Ma gerbe ? La voici.
    J'ai vécu souriant, toujours plus adouci,
    Debout, mais incline du cote du mystere.

    J'ai fait ce que j'ai pu ; j'ai servi, j'ai veille,
    Et j'ai vu bien souvent qu'on riait de ma peine.
    Je me suis étonne d'être un objet de haine,
    Ayant beaucoup souffert et beaucoup travaillé.

    Dans ce bagne terrestre où ne s'ouvre aucune aile,
    Sans me plaindre, saignant, et tombant sur les mains,
    Morne, épuise, raillé par les forçats humains,
    J'ai porté mon chainon de la chaine éternelle.

    Maintenant, mon regard ne s'ouvre qu'a demi ;
    Je ne me tourne plus même quand on me nomme ;
    Je suis plein de stupeur et d'ennui, comme un homme
    Qui se lève avant l'aube et qui n'a pas dormi.

    Je ne daigne plus même, en ma sombre paresse,
    Répondre a l'envieux dont la bouche me nuit.
    O Seigneur, ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
    Afin que je m'en aille et que je disparaisse !


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